LANDMARK au Socrates Sculpture Park, New York
Le parc de sculptures Socrates fête ses trente ans cette année. Autrefois une décharge industrielle, le parc est situé à Long Island City, dans le Queens, le long de la rive Est de la rivière Hudson. Ceux qui connaissent ce trésor caché sur les berges plus calmes de Long Island City savent que le parc joue un rôle important au sein de la communauté depuis des dizaines d’années. Mais le parc est bien plus qu’un espace vert au cœur d’un environnement urbain. En exposant – et souvent en commissionnant – des œuvres sculpturales de jeunes artistes depuis plusieurs décennies grâce au programme des Emerging Artist Fellows (EAF), Socrates est devenu un membre important du réseau d’organisations à but non-lucratif de New York.
Comme le dit Katie Denny Horowitz, directrice du développement et de la communication : «Fondé par les artistes, centré sur les artistes, le parc est un espace où les artistes sont invités à s’exprimer à travers leurs ambitions physiques, leur curiosité intellectuelle et leur imagination débridée. » A une époque où les plus grandes institutions à but non-lucratif new yorkaises sont forcées d’abandonner leur emplacement d’origine – le plus souvent le centre de Manhattan – et à se replier sur les quartiers moins centraux, l’exposition anniversaire du parc de sculptures Socrates nous rappelle les éternels flux de l’océan urbain, auxquels on fait généralement référence sous le terme anglais de « gentrification » ou d’embourgeoisement. Alors que la ville se développe, que les prix de l’immobilier s’envolent et que de nouveaux centres villes apparaissent dans des quartiers autrefois considérés trop excentrés, la carte des institutions artistiques à but non-lucratif elle-aussi se transforme.
Parmi les vagues de relocalisations d’institutions artistiques à but non-lucratif légendaires, Socrates semble avoir trouvé un emplacement sans risque, du moins pour le moment. Son quartier change également, mais le parc semble avoir su s’adapter avec succès aux nouvelles tendances auxquelles il est soumis. Un changement d’envergure dans la direction s’est effectué il y a quelques années avec l’arrivée de John Hatfield – anciennement sous-directeur du New Museum – à la tête de Socrates en 2012. Le parc s’est engagé sur une nouvelle voix en s’efforçant d’attirer des artistes de plus grande renommée. Ainsi, au printemps 2014, l’artiste d’origine lituanienne Zilvinas Kempinas, résidant dans le Queens, a installé une ambitieuse œuvre de 75 mètres de long, la plus grande installation dans l’histoire du parc. Autre effort à noter : l’utilisation des qualités uniques du parc, en invitant des artistes ayant une importance historique, mais aujourd’hui quelque peu tombés dans l’oubli. Le projet d’Agnes Denes en est une bonne illustration. Cette pionnière de l’art environnemental a présenté l’année dernière « The Living Pyramid », une installation in situ composée de terre et de plantes haute de près de 10 mètres. Meg Webster a également créé l’œuvre phare de LANDMARK, l’exposition anniversaire proposée cette année, là aussi un « earthwork » monumental.
L’œuvre de Webster intitulée Concave Room for Bees consiste en une vasque de terre circulaire composée de 400 mètres cubes de terreau fertile. L’œuvre a des airs de fort brutaliste de l’extérieur, mais elle révèle sa beauté à l’intérieur, où sont plantées une grande variété de plantes pollinisatrices qui fleuriront au cours de l’été et attireront les abeilles. Ces dernières – qui sont au centre d’une des plus grandes problématiques environnementales – servent de lien avec une autre œuvre de l’exposition. Située à l’angle sud-ouest du parc, Fugue in B?de Jessica Segall consiste en un piano transformé en ruche. Le bourdonnement des abeilles dans la ruche est retransmis à l’aide de haut-parleurs, ajoutant ainsi une expérience auditive à cette sculpture vivante qui incite à la réflexion. Les abeilles, qui illustrent bien l’importance de la communauté, symbolisent par ailleurs la continuité et l’abondance. Le choix de l’artiste d’utiliser un piano de récupération a quant à lui été inspiré par une anecdote historique : le quartier d’Astoria dans lequel s’inscrit le parc était autrefois connu pour ses fabricants de pianos. L’œuvre illustre ainsi comment les forces économiques globales peuvent avoir un impact direct sur notre environnement proche.
Le changement et la continuité sont également au centre du « earthwork » de Webster. Au fil de l’été, les différentes espèces des quelque 1100 plantes vivaces fleuriront à différents moments et sèmeront leurs graines. Une fois l’exposition terminée –et avec elle la saison- ce sol fertile sera redistribué de façon à revitaliser cette zone qui était autrefois une décharge. Parallèlement, les plantes trouveront une nouvelle vie dans les jardins existants de Socrates. Récemment, un samedi après-midi, assise dans ce sanctuaire circulaire – sur un banc dessiné par Jonathan Odom dans le cadre de son projet Open Seating qui consiste en une série de cinquante chaises à encliquetage installées à travers le parc – j’ai pu observer l’admiration des visiteurs du parc. Les enfants semblaient tout simplement fascinés lorsqu’ils entraient dans le cercle, tels des insectes attirés par la lumière, et il était difficile pour les parents de les en détacher. La forme circulaire, accueillante, la multitude de couleurs et de parfums des fleurs offrent une expérience multi sensorielle dont il est effectivement difficile de se détacher. L’œuvre dégage quelque chose d’extraordinaire et est incontestablement la star du parc cet été. Webster a commencé à travailler avec des systèmes écologiques au milieu des années 80 mais sa carrière est restée néanmoins obscure dans le monde de l’art. Créer des œuvres qui vont au-delà de leur propre monde et s’exposent aux changements et aux forces de la nature est un moyen pour les artistes d’atteindre différents publics et différentes communautés. Ce type d’application, à la fois sensible et attentionnée, de structures écologiques vivantes a une importance symbolique mais également pragmatique quand il s’agit de naviguer dans les eaux parfois troubles de la continuité et des changements historiques, sociaux et culturels.
Urban Forest Lab, de Casey Tang, là encore sculpture vivante, est un projet en cours. Cette expérience, débutée en 2014, évoluera au fil des années en fonction de la croissance du site. Située à l’entrée nord du parc et composée de plantes vivaces locales, l’œuvre de Tang est un écosystème autonome qui ne requiert que très peu d’entretien. Indépendamment de son succès ou de son échec en termes d’autonomie, il est difficile de ne pas reconnaître que son message réside dans son concept. Tenter de créer un système autonome au sein d’un environnement urbain fortement peuplé est la clé du développement urbain du futur. Alors que la ville s’étend et que les quartiers se transforment, les communautés locales n’ont d’autre choix que de s’assurer que le changement et la continuité s’effectuent de manière innovante, durable, civile et humaine. Le développement durable et le dialogue autour du changement climatique sont au centre d’une sélection de vidéos projetées à l’intérieur d’un conteneur dans le cadre de LANDMARK. Ces courtes vidéos d’artistes, présentées sous le titre Cool Stories for When the Planet Gets Hot, ont été commissionnées par la coopérative internationale ARTPORT.
Au-delà de la ruche de Segall, deux autres projets au sein de l’exposition s’inspirent de l’histoire. L’installation d’Abigail DeVille, Half Moon, est faite de matériaux recyclés, bâches de plastique et entassements de débris. Tirant son titre du nom du bateau d’Henry Hudson, la sculpture s’inspire de son naufrage ainsi que de structures conçues par la tribu locale Lenni Lenape qui accueillit le Half Moon lors de son arrivée à New York. L’œuvre fait également référence au fait que le site sur lequel se situe le parc accueillait autrefois un ferry, la reliant ainsi au lieu, mais également à une époque du passé. Mais avant d’arriver à Half Moon, on se trouve nez-à-nez avec un panneau à l’entrée principale du parc : Cain’t See in the Mornin’ Till Cain’t See at Night, de Hank Willis Thomas. Cette grande photographie est divisée en deux parties. La partie droite représente un homme noir courbé, en train de récolter le coton. Sur la partie gauche son image est doublée par celle d’un autre homme noir, mais il s’agit cette fois-ci d’un athlète professionnel sur un terrain de baseball. Cette image puissante ouvre une réflexion sur la terre, le travail, la race et de multiples éléments de la culture américaine. Une autre œuvre aux nuances politiques est celle de Brendan Fernandes, Marked Space. Il s’agit d’un cordon de sécurité jaune vif installé le long de la rivière à l’extrémité est du parc. On peut y lire et y déchiffrer en code morse les mots « until we fearless ». Le cordon longe la haie verte en bordure du chemin d’où les passants peuvent apercevoir les gratte-ciels de Manhattan. De ce point de vue, l’île fourmillante semble être « encerclée » de ce cordon jaune inquiétant. Mais le cordon est également discret. Et c’est justement la discrétion de ce projet visible/invisible qui amplifie, d’une certaine façon, son message. Viennent alors à l’esprit d’autres sujets brûlants de nos sociétés contemporaines : les frontières, les migrations et leurs limitations, tout comme les nôtres.
Plus légère, l’œuvre de Cary Leibowitz intitulée Honk If U Love Socrates Park utilise le Bobcat du parc sur lequel les visiteurs peuvent coller des autocollants fournis par l’artiste lors de l’ouverture de l’exposition en mai. Couvert d’autocollants, l’engin ressemble à un énorme jouet qu’un enfant aurait oublié dans le parc à la tombée du jour, sans doute distrait par le vendeur de glace ambulant qui se poste régulièrement à l’entrée du parc pendant les mois de chaleur.
De façon générale, LANDMARK est une exposition très plaisante qui, sous ses airs légers et ludiques, cache des problématiques historiques, sociales et économiques plus profondes et plus graves.
LANDMARK – Socrates Sculpture Park – Long Island City, New York
Article d’Aniko Erdosi
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